16 octobre 2012

Ciné-postal


C’est quoi l’exotisme ? Une affaire de regard que l’on porte sur ce qui se trame hors de soi, hors de chez soi ? Un poste d’observation sur les affaires de nos voisins proches ou lointains, duquel on rapporte ce que l’on y a vu, entendu, perçu. L’exotique régénère la parole, oxygène la vie de celui qui voyage.  C’est toutefois ce qu’il en dit puisque de ses aventures il lui faut parler et dire ce qu’il rapporte. Le corps passe la frontière mais l’esprit reste captif de la boîte crânienne. Au cinéma aussi on voyage et c’est tout aussi chic... On peut déterritorialiser son cinéma, poser sa caméra dans cet ailleurs où l’on ne nous attend pas. Confronter son art et raconter ses histoires en d’autres lieux et dans une autre langue, voilà qui est neuf. Au cinéma aussi, les réalisateurs voyagent avec autant de bonheur que nous autres. Et les souvenirs qu’ils en rapportent, les soirées diapos auxquelles ils nous invitent sont tout aussi réussies que les nôtres... C’est un cinéma de carte postale dont on décolle avec précaution le timbre avant de se rendre compte qu’il ne vaut rien. Moi, les cartes postales, je les parcours d’un œil las et les aimante sur le capot de ma chaudière, dont la coque est, vous l’aurez noté, en métal.
Ils veulent faire des films
Ma première expérience de ciné-postal remonte à cinq ans. C’était à Cannes dans la salle Lumière. J’étais un peu plus jeune qu’aujourd’hui et assez excité à l’idée de voir comment Wong Kar Wai avait pu voyager jusqu’à nous, d’Orient à Occident. Je n’ai pas été déçu et me souvent avec émotion comment Norah Jones croquait ou ne croquait pas - je ne sais plus - dans sa tarte aux myrtilles. L’écran était bleu nuit, taché par le fruit, sans doute un peu pourri. Je me suis endormi. Les années ont passé, Wong-Kar-Wai ne s’en est pas tout à fait remis mais il a transmis sa passion philatéliste à d’autres grands. De leur cinéma usé par tant d’images, de films et de louanges, ils se sont semblent-ils lassés. Ils ont quitté le pays, traversé les mers pour muter en d’ennuyeux touristes. Woody Allen est le plus touché. Passe encore sur son début de séjour à Londres (Match point, Scoop) où il maîtrisait encore la langue, faisons lui grâce de son escale parisienne (Midnight in Paris) mais on ne peut lui pardonner sa virée espagnole (Vicky, Christina, Barcelona) et son naufrage Italien (From Rome to love). Second cinéaste, exilé volontaire et exotique volontaire, Abbas Kiarostami qui, après une drôle de « Copie conforme » au « Voyage en Italie » de Rossellini, propose aujourd’hui : « Like someone in love ». Là, nous atteignons très certainement les confins de l’exotisme du ciné-postal : un iranien filmant au japon. C’est tout simplement du jamais vu.  Afin de faire revenir à la raison ces cinéastes égarés, j’offre le mot de la fin à Philippe Katerine, dont les textes sont pourtant peu connus pour leur rationalité : « Je veux faire un film avec une femme nue et des handicapés. Pourquoi je veux faire un film avec une femme nue et des handicapés ? Pourquoi ? Je ne sais pas. Est-ce qu’il vaut mieux le savoir ou pas ? ». Et de conclure après avoir donné la parole à ses deux parents « Est-ce qu’il vaut mieux le faire ou pas ? ».

1 octobre 2012

Rien sur les écrans

Crédit : merci pour l'emprunt au merveilleux site : www.salles-cinema.com

En matière culturelle comme en tout autre, il devrait y  avoir des saisons. Certains arts, comme la littérature, le théâtre, les musées ont le bon goût de s’être imposé des temps. Les écrivains font leur rentrée, les théâtres ferment et ouvrent leur saison, et les cimaises des musées patientent entrent deux accrochages. Au cinéma, rien de tout cela. Jamais le rideau ne tombe et pas un jour de l’année, ni même deux heures d’une journée sans que la toile ne s’anime. Le 7ème art est un art frénétique, celui d’une image sans cesse renouvelée, jamais épuisée. Pas un jour off, ni une semaine sans sorties. Encore et toujours, son spectateur peut dire et se dire « Et si on allait au cinéma ? »,  jamais son entreprise ne sera contrariée. C’est un art du siècle dernier qui partage avec le présent, son caractère si pressé. Il faut être à l’heure sans quoi on risque de rater la séance. On veut en connaître la durée « il dure combien de temps ? ». Et d’une semaine sur l’autre, les affiches valsent, se superposent ; les films se chassent. Le cinéma est un art dont l’énergie cinétique entraîne et rejette le corps du spectateur en et hors de son centre-écran. Pour ma part, je flotte en sa périphérie. Je m’accorde une pause que cet insatiable ne veut m’accorder. Je blanchis à la chaux le ventre des colonnes Moriss, je déchire les pages cinéma des magazines, j’endors à l’éther les voix des chroniqueurs et laisse macérer sous blister les numéros de rentrée. Une trêve culturelle, un peu de rien, c’est bien.
Mauvais esprit
Depuis peu, je me suis découvert un allié. Il a le ventre rond, bien gavé. C’est un bâtiment semi-circulaire recouvert d’un linceul blanc le temps de se faire une beauté. Sur ses flancs échafaudés, des ouvriers opèrent un pinceau à la main. Les semaines passant, les cloques ont disparu, raclées et recouvertes d’un nouvel enduit. Bientôt, mon cinéma retrouvera tout son lustre. En attendant, il ne fait pas de la retape sur la voie publique. Plus une affiche ne l’orne si ce n’est une verrue signée Oliver Stone qui s’accroche à son linceul comme une moisissure. Les échafaudages ont eu raison de ceux et celles qui inlassablement se plaisent à faire et défaire nos envies de ciné. Je n’en ai donc plus aucune. Bientôt, mon cinéma fera sa rentrée et moi aussi. D’ici à demain, sa façade retapée dévoilera en son faîte la ronde de ses visages grotesques appelés « mascarons ». Ces visages sculptés aux couleurs criardes dont la fonction était - à l’origine et, aujourd’hui, selon wikipédia - « d’éloigner les mauvais esprits afin qu’ils ne pénètrent pas dans la demeure ». Demain alors, les mascarons auront chassé les films en plastique de la rentrée. Et lorsque enfin je réintègrerai leur ronde, ils me protégeront de tout mauvais choix. Demain alors, je retournerai au cinéma et reviendrai au monde.

3 juillet 2012

Moretti et Haneke, les palmes du même

Michael Haneke porte la barbe. Nanni Moretti arbore une barbe. Je me plais aussi à en porter une chaque fin ou début de mois, c’est selon. Celle de mon premier est blanche, celle de Moretti naguère brune blanchit de film en film, et la mienne est très légèrement poivre et sel. Nous portons donc tous les trois une barbe. Ou plutôt, ils portent tous les deux une barbe, puisque de moi il ne sera plus question dans ce billet. Avant de quitter le « je », une ultime remarque. Il m’arrive de penser que porter une barbe n’est pas anodin. Cela protège des agressions extérieures : notre peau de la pollution, et notre psyché de bien des petits drames quotidiens. Il est aisé de se cacher dans sa barbe, de dissimuler les plis contrits de nos égos meurtris et d’enfouir sous nos drues pilosités nos contrariétés, petites et grandes. Il y a plus d’un mois donc, nos deux barbus étaient réunis sur la scène de la salle Lumière du palais des Festivals à Cannes. Nanni président, siégeait et distribuait les prix. Michael, invité, attendait son heure et lissait sa barbe, sûr de rejoindre Nanni sur l’estrade. Comme pour sa première palme, légitime mais attendue, Michael savait que l’or lui était promis. En 2009, connaissant l’appétit de son amie et actrice fétiche pour les rôles un poil maso, il avait réalisé son meilleur film sans lui en décerner le rôle principal mais lui avait réservé la joie, cuisante, de le récompenser. Elle avait apprécié le coup et l’avait en retour couvert d'honneurs. Retors et malin, le vieux maître - riant dans sa barbe si blanche et si épaisse qu’on ne voit jamais y poindre l’ombre d’un sourire - se jura alors de refouler le tapis rouge pour rejoindre le cercle si fermé des cinéastes doublement palmés. Et c’est à Nanni Moretti qu’il réserva un traitement d’une perversion égale à celui infligé à Isabelle Huppert. Plutôt que de sortir le fouet, l’autrichien a tendu au transalpin un tout autre objet. Connaissant sans doute l’inclinaison du président du jury pour son « moi », il lui présenta un miroir. Et, Moretti, se trouvant si beau en ce miroir, succomba à son reflet.

Retour vers le futur. En sacrant Amour, Moretti a bel et bien récompensé le film miroir de sa propre palme. Nous sommes en mai 2001, Nanni Moretti, s’oubliant un peu et délaissant la forme du journal intime, signe La chambre du fils. L’acteur-réalisateur, assagi, moins cabotin, moins romain et plus universel, présente sur la Croisette un drame familial où des parents tentent de faire face à la perte d’un fils. Le jury est bouleversé, le film est couvert d’or et Nanni s’évente sur la plage avec sa palme. Onze éditions plus tard, Michael Haneke, délaissant le cynisme et le mépris, véritables marques de fabrique du cinéaste, présente au palais Amour. Toujours aussi austère mais moins provocateur, l’autrichien s’est adouci et touche lui aussi à l’universel avec un drame conjugal où un couple d’octogénaires va devoir affronter les affres de la maladie et de la mort. La salle est debout et ovationne le barbu hier honni. Haneke rejoint l’Autriche en palmes, une à chaque pied.

Faux-semblants. Dans un film comme dans l’autre, c’est la disparition accidentelle ou annoncée d’un membre de la famille qui scelle le récit et fabrique les ressorts de l’émotion. Ici, il est question de jeunesse et d’amour filial ; là de vieillesse et d’amour conjugal. Chez Moretti, l’accident est une plongée sous-marine dont le fils ne remontera pas ; chez Haneke, une attaque cérébrale dont Anne reviendra mais altérée. Ici comme ailleurs, la maison est un mausolée dont on ne s’échappe pas. Il faudra revenir dans La chambre du fils pour tenter d’accepter la disparition et, dans Amour, c’est reclus dans l’appartement du vieux couple que le spectateur assistera au délitement de ces vies. De ces films jumeaux, on jurerait parfois que leur structure est poreuse. Les petits vieux d’Haneke semblent être les parents vieillis que Moretti avait abandonnés au dernier photogramme sur une plage de Menton. Prêts ou non pour un nouveau départ, c’est en France qu’on les retrouve encore dans Amour où Isabelle Huppert (de retour chez le maître…), joue la fille du couple Riva / Trintignant. A moins qu’elle ne soit Irène, la sœur d’Andrea disparu en mer chez Moretti ? Films frères, La Chambre du Fils et Amour posent au fond la même question :  « Que reste-t-il de vie à vivre une fois l'être trop chéri disparu ? » « Peu », semblent-ils nous dire. Une réponse formulée à dix ans d’intervalle par deux cinéastes se toisant la barbe des deux côtés d'un miroir sans tain.  



11 mai 2012

L’horreur est dans le terroir




Je prends le métro tous les jours. C’est un territoire familier dont les murs sont mes plus sûrs compagnons culturels. L’autre soir, il y a une petite quinzaine, une main a stoppé net ma course pour retrouver  le dehors. Elle s’est agrippée salement à mon épaule. C’était une main griffue, énorme. Elle laissait deviner un corps aux dimensions peu humaines. Elle pendait, lourde et menaçante, dans le coin gauche de l’image. Au-delà, du premier plan - au second donc - deux hommes au bord d’une rivière, penchés sur un corps recouvert d’un linceul blanc. Plus loin encore, les bois et, au milieu d’une clairière, une maison crachant une épaisse fumée et une accroche  « Promenons-nous dans nos bois ». J’ai frissonné. Et puis je me suis repris. J’étais au milieu d’une foule se frayant un chemin vers un chez soi bien douillet, rien de si inquiétant. Ce n’était après tout qu’une série, Grimm, rien de bien renversant. Je me suis dégagé de l’emprise de la main, suis sorti du bois et ai repris mon couloir. Quelques pas seulement et je me retrouvais déjà aux pieds de cette maison. Elle m’avait semblé si loin l’instant d’avant. De près, elle avait une drôle d’allure, plus cabane que maison, plus rubik’s cube que de guingois. L’affiche sur ce point était très clair, il s’agissait ni plus, ni moins de « La cabane dans les bois ». Quant à la menace que tous ces bois et cette nature peu amène faisaient peser sur nous, elle se précisait sérieusement. « Vous croyez connaître l’histoire, vous pensez connaître l’endroit, détrompez-vous ». J’ai à nouveau frissonné. Avril ne nous avait pas gâté et il faisait encore sérieusement frisquet au cœur de ces grands bois. J’en suis sorti trois pas plus loin. Iron Man, Thor, Hulk, Hawkeye, Captain America me faisaient face, déployant super-pouvoirs et assénant regards ultra-rasurants. J’étais sous la protection des Avengers. Je n’avais plus rien à craindre. Les buildings hauts, très hauts, occupant tout l’arrière-plan en attestait. J’étais revenu en ville pour de bon. Ici point de zombies, de créatures verdâtres, point de pus, peu ou pas d’organes répandus. Juste des super-héros se battant proprement pour la survie d’un genre humain auquel ils n’appartiennent même pas. Et tout cela, au risque de perdre leurs super-pouvoirs ! Vraiment, non vraiment, s’il y a bien un refuge c’est la ville. Pas le péri-urbain, non la ville ! Exit donc le terroir menaçant, j’ai pris la sortie, ai grimpé deux à deux les marches de mes cinq étages. J’ai allumé l’ordinateur, ouvert le site du Monde. Je voulais consulter les résultats du 1er tour. Je partais le lendemain dans le Beaujolais en famille. J’ai entré le nom de cette commune de 598 habitants. Les résultats sont tombés implacables. Le Front National arrivait second avec un peu plus de 30 % des voix. J’ai frémi. Je n’avais pas encore atteint la maison de famille dans la campagne. Ce n’était donc pas une légère bise des bois. J’ai appelé ma femme et lui ai dit dans un frisson : « l’horreur est dans le terroir ». 



11 avril 2012

Tavernier de dos


Le sujet de ce billet est un homme. Un homme aussi long que large dont le manteau est retenu par de robustes épaules. Mon sujet est un homme dont le corps est recouvert d’un long manteau, aussi long et sans forme que ceux que portent les hommes de peu de loi dans les westerns de Sergio Leone. Un manteau sans réelle couleur, beige tout au mieux. Un vague coloris, un lavis à dominante crayeuse dont la teinte s’estompe dans le souvenir. Tout au bas du manteau, il y a ses chaussures, énormes, épaisses, dont la semelle intérieure a connu tant de pas qu’elle s’en est affaissée. Et plus haut, tout en haut du manteau, au-delà de l’encolure, un visage large barré par une bouche pointue. Tout autour de sa casquette, descendant sur le manteau, de longs cheveux blancs allègent un peu cette silhouette qui jamais ne se départit de son sac. Un sac en plastique qui semble comme plombé par quelque objet mystérieux. C’est un sac plastique intriguant. 


Le sujet de ce billet est Bertrand Tavernier. Une masse mouvante qui en impose, mine de rien. Un homme pétri de cinéma dont je croise fortuitement les errances. Avenue de l’opéra, passage Choiseul, rue Thérèse, il m’apparaît toujours de face. Mon regard glisse sur lui sans marquer de temps d’arrêt. Il me dépasse. Je m’arrête. Mon regard s’arrime à son dos et le file jusqu’à ce qu’il sorte du cadre. Sitôt Bertrand perdu de vue, je m’affaisse. Je ne sais pourquoi sa vue m’arrache un soupir. Je connais peu ses films et ne nourris d’admiration que pour son adaptation du roman de James Lee Burke « Dans la brume électrique, avec les morts confédérés ». Mais il me faut le reconnaître. Apercevoir Bertrand Tavernier m’électrise. C’est une vision de cinéma, un homme somme. Il porte sur ses épaules, en plus de son manteau, le poids de la cinéphilie. Il préside aux destinées de l’Institut Lumière. Il signe des ouvrages de référence monumentaux dont l’épaisseur et le poids n’ont d’égal que celui de son manteau. C’est un arpenteur infatigable des cinémathèques du monde entier, et plus encore de celle de ses amis américains. C’est une voix aux accents pleins de passion qui exsude de nombreux bonus dvd. Ce sont des kilomètres de chroniques dvd publiés sur son blog. Aussi, lorsque Bertrand Tavernier m’apparaît, c’est un moment important. Mon corps et mon temps s’arrêtent, je suis au cinéma. De face, rien ne se passe. Sa bouche pointue n’émet aucun son. Mais, une fois que nous nous sommes dépassés, s’échappent de son mystérieux sac plastique des flux de photogrammes qui se fixent et s’animent au dos de son manteau.

2 avril 2012

C'est quand Cannes ?





















« Juste après les présidentielles », « Ca commence un peu avant Rolland-Garros et ça se finit juste avant le coup d’envoi de l’Euro 2012 », « C’est le temps des premières cerises », « C’est un bon mois avant le bac »… Dis-moi quand est Cannes et je te dirai qui tu es, ce qui t’anime, te fait vibrer, te préoccupe. A cette question, je n’ai pour ma part aucune réponse valable à apporter. Les dates, je les connais, du 16 au 27 mai. Mais pour moi, comme pour tant d’autres, ni la date, ni la durée importent. Pour qui aime le cinéma, Cannes ne s’arrête jamais. La ville et son festival structurent notre pensée et régulent notre temps de cerveau disponible. Cannes n’est pas une ville mais un festival, Cannes n’est pas une quinzaine mais un court laps de temps autour duquel gravite un avant et un après dont les durées s’étirent sur toute l’année.

La vraie question qui agite tout cinéphile pourrait, si la langue française acceptait cette maladroite torsion, se formuler ainsi : « A combien de mois de l’après commence l’avant ? ». Pour faire simple, à quelle date nos yeux meurtris par l’écran se ferment-ils définitivement sur les trésors d’une édition ? Trois mois, six mois, un peu moins, un peu plus ? La date reste imprécise, fonction peut-être du rythme des sorties post-cannoises, de la qualité des films attendus en salles et des critiques les précédant. C’est assurément un long moment, une lente digestion qui ménage et prépare le terrain à une dépression certaine.

Autour du 25 décembre, au milieu d’un peu de neige et de beaucoup de rien, on loue les fêtes pour leurs vertus sédatives. En mâchonnant des pop-corn sans croquant, on ramollit devant l’écran, s’endort un court instant pour se réveiller l’année d’après. Une nouvelle année où l’on peut enfin légitimement se demander « c’est quand Cannes ? ». Les dates sont connues, on en prend connaissance, on en parle un peu et on patiente gentiment. Tant mieux, les écrans offrent un répit pré-printanier. De janvier à mars, c’est le temps des surprises, des découvertes. Ce sont des films dont on loue la fraîcheur, des films de Venise, de Berlin et d’ailleurs, projetés sur les écrans de festivals dont on sait et connaît peu.

Et puis après ? Plus rien. Les auteurs désertent les salles, les distributeurs souhaiteraient ne plus distribuer et les salles ne plus rien diffuser. C’est le temps de l’errance, du « questcequilyaaucinéma » ? Nous sommes fin mars, début avril, seul le nom du président a été annoncé. Les films viendront. Mais pour l’heure, rien ne filtre ou si peu. Les dates de sorties informent sur une potentielle présence à Cannes… Avant le festival ? « C’est râpé ». Pendant : « ça sent bon ». Après ? « On verra bien ». Thierry Frémaux et Gilles Jacob peaufinent leur liste, et pendant ce temps, la rumeur enfle. C’est le temps des premiers cancans. Les films sont annoncés. Les cancans reprennent de plus belle. Un film rejoint in extremis la liste des sélectionnés. Ca cancane en tous sens pour tout et pour rien. Le temps presse, le festival approche. Un cancan prend le pas sur un autre surpassé et déclassé l’instant d’après par un autre. Nous sommes en mai. Les cancans sont des cris de ferveur. Une clameur générale monte et réclame son Cannes à cor et à cri. Nous sommes le 15 mai, le festival va ouvrir ses portes. Les cancans exultent. La foule, massée autour du palais scande d’une seule et même voix : « C’est quand Cannes ? »

27 mars 2012

Festival de Cannes : la guerre des présidents aura bien lieu


« On dirait que je serais le président et on dirait que tu serais le premier ministre ». Ces mots, Gilles Jacob, président du Festival de Cannes, ne les a jamais prononcés. Et, Thierry Frémaux, délégué général du Festival, ne les a jamais entendus. Ils sont l’un et l’autre trop âgés pour s’adonner à de pareils enfantillages. Et même en 2001, année où Gilles offrit son écharpe de délégué à Thierry et où il revêtit son habit de président, il ne s’est jamais rien passé de tel, promis juré. Ces jeux sont réservés aux cours de récré ou au cinéma fantasque et génial d’Alain Cavalier où les charges électives se jouent à la courte paille. A Cannes, dans le palais des festivals, point de faux-semblants, chacun connaît sa partition et la joue en évitant les fausses notes. On connaît sa constitution sur le bout des doigts, on maîtrise sa Vème république. Le président préside, un point c’est tout. Il incarne l’institution dans la durée, il est sa permanence et son meilleur garant. Il ne prend la parole que lorsque la situation le nécessite. Le job de Jacob ? C’est par exemple éconduire Lars Von Trier lorsque l’homme tient des propos nauséabonds en conférence de presse mais conserver en compétition le film et l’auteur. C’est un vrai et bon président, juste et cinéphile, dont la parole est rare et mesurée, toujours présent en haut des marches pour accueillir les impétrants au panthéon de la cinéphilie mondiale. Son premier ministre, son délégué général, qu’il dépasse de deux bonnes marches est un homme pressé. Il faut dire que l’homme gouverne un palais, qu’il nomme un jury et sélectionne les films. Tour à tour artificier, pompier et pyromane, allumant ici la mèche des festivités, éteignant plus loin l’incendie qui couve ou ravivant en milieu de compétition les flammes d’une édition qui s’enlise.

La république de Cannes est bien une émule de la Vème république. A ceci près qu’elle ne connaît peu ou pas d’élections sinon celle de son conseil d’administration qui a reconduit en décembre dernier le duo pour trois années supplémentaires. De cette tacite reconduction, personne n’a entendu parler, ou si peu. Du manque d’alternance à la tête de l’institution, personne ne s’est plaint. Du moins en apparence. Car, dans l’ombre, sous les ors d’un autre palais, un homme attend. En silence, un homme se prépare et se livre peu à peu. 

Il faut lire le sous-texte. L’air grave, il dit « avoir changé », n’être plus le même homme. Il dit réserver l’essentiel de ses soirées aux classiques du cinéma qu’il visionne avec sa femme. Il annonce « regarder 150 films » par an et vouloir rattraper le temps perdu. Il dit aussi être prêt à quitter la politique en cas de défaite, qu’il y a plus enviable que sa place de président… de la république. Mais pour quoi Nicolas Sarkozy fait-il campagne ? En réalité, il bachotte en secret. On lui trouve la mine défaite ? C’est qu’il passe toutes ses nuits devant sa télé. Les sondages le donnent largement perdant au second tour ? Il conserve sa superbe continuant à battre le pavé de ces villes de province qu’il déteste. Il se sait vaincu et ça lui plaît. Lui plaît de se dire, en cinéphile converti, qu’il y a plus beau que le perron de l’Elysée : il y a les marches du palais des festivals. Qu’il y a plus aimable compagnie que celle de François Fillon : il y a Thierry Frémaux. Alors, Nicolas attend sereinement la suite, fourbissant ses armes pour déstabiliser la statue du commandeur Jacob. Le 6 mai prochain, à dix jours de l’ouverture du festival de Cannes, un visage se dessinera lentement sur les écrans. La France retiendra son souffle. Ce soir là, à 20h30, un homme ne découvrira peut-être pas son visage sur l’écran. Il quittera son canapé. Il se tournera vers sa femme, lui adressera un sourire. Le coin droit de sa bouche et son épaule monteront en rythme et de sa plus belle voix, de celle qu’elle adore, il lui demandera  « Bon alors, qu’est-ce que l’on regarde ce soir ? ». A 900 kilomètres plus au sud, dans son palais des festivals, un homme éteindra sa télé en tremblant.

19 mars 2012

Détours au monde : « Oslo, 31 août »

Déplacer le centre de nos vies, déporter l’épicentre de nos réflexes culturels et partir loin de nos terres pour aller voir par hasard si, là-bas, un peu de nous s’y trouve. Lorsque tout pousse à partir, à porter le regard au-delà de ce que l’on voudrait que l’on voit, que voit-on ? Sur les écrans de France, encore, on peut se déterritorialiser l’espace d’une séance. Par chance, en ce presque printemps, les salles affichaient encore la semaine passée, un possible improbable : « Oslo, 31 août ». C’est à cette conjonction d’espace et de temps que j’ai subitement eu envie de me frotter. J’étais à Nice, Côte-d’azur, il faisait chaud. Posté sur un balcon, inspirant massivement la fumée d’une blonde, je voyais disparaître les phares jaunes des autos dans les méandres de la colline de Cimiez. La nuit d’avant, la terre avait tremblée. Les tours et détours de la route ressemblaient à ceux de Mulholland drive. J’avais envie que l’on me raconte une histoire, j’avais envie de cinéma. Mais rien n’y faisait, il me faudrait attendre. Patienter jusqu’à Paris pour enfin, par un dernier détour, découvrir « Oslo 31 août ».

En partant aussi loin, j’avais cru à un possible exotisme. Je m’étais trompé. Les mêmes gens avec les mêmes préoccupations fréquentant les mêmes fêtes et portant les mêmes habits. Nous étions en Europe, nous vivions mondialisés, tout était semblable en un autre point du globe, un peu plus au Nord. Quoi de plus normal ? Et pourtant, une heure et demie plus tard, à la sortie de la salle, j’avais, par la magie de la mise en scène de Joachim Trier visité Oslo. Je connaissais la ville précisément. 

J’ai eu pour guide Anders et ses tentatives de retours au monde. De son centre de désintox en lisière de la ville, il a d’abord franchi à pied le périphérique, dormi dans un motel puis au matin s’est glissé dans l’eau grise d’un lac en prenant soin de se lester de pierres pour rester tout au fond. Anders a voulu mourir. Puis Anders a voulu vivre, il a donc tout naturellement ressorti la tête de l’eau. Il est mouillé, il est penaud, écartelé entre volonté et renoncement. Pour décrocher de la drogue, s’arracher à son passé de camé, Anders doit pouvoir s’accrocher à quelque chose, à quelqu’un. Et c’est à cette tentative de retour au monde des vivants que l’on assiste, pris dans un mouvement de va-et-vient où Anders s’accroche puis décroche inéluctablement. La ville sert ici de terrain de jeu, glissante et sans plan, impuissante à retenir l’un des siens. Le possible employeur, les amis, les amours, la famille, toute rencontre semble être l’espace d’un instant un possible point d’ancrage avant qu’Anders ne finisse par céder du terrain. Au milieu du film, dort une belle scène. Dans un café ouvert sur la ville, Anders écoute une conversation. Il en capte des bribes, semble la suivre puis l’abandonne. Une autre commence et s’éteint encore. Puis, c’est un corps qui s’échappe du café, une jeune femme dont il suit du regard les jambes, et l’accompagne en pensées, un instant, jusque chez elle. L’instant d’après, la caméra revient au café, la jeune femme est oubliée, Anders a décroché et peut repartir dans la ville se perdre en détours. Tout est vain. Rien n’accroche. Au petit matin, lorsque plus rien ni personne ne retient, le poison peut enfin remonter dans les veines et se frayer un chemin jusqu’au cœur pour l’arrêter. Le film remonte en plans fixes, les lieux où Anders s’est essayé à revenir au monde. Le retour au monde n’était que détours. Et parce que plus rien n’accroche, le film peut décrocher.

13 mars 2012

Bob Dylan comme au cinéma

Exposer la musique, c’est donner à voir des sons. Exposer un musicien, c’est restituer par l’image, animée ou statique, le talent qui l’anime, la grâce qui le porte et le charme qui opère. C’est à cette intenable promesse que la cité de la musique se frotte avec l’exposition « Bob Dylan, l’explosion rock 61-66 ». Un accrochage tout de bleu paré où saint-bob fait la bobe, la moue superbe, un rictus accroché aux commissures, l’air de dire « pourquoi diable, vous êtes-vous déplacés ? ». On lui répondra « pour te voir Bob, pour te voir, tout simplement ». Comme on prend une place de concert, comme on va au cinéma, nous sommes venus pour te voir ou plutôt tenir entre nos mains, une image, une icône sacrée, celle de ton visage au lendemain de tes vingt ans. Une image que l’on a conservé de toi, les cheveux en bataille, le jean noir bien ajusté - avant que les Strokes ne le remette au goût du jour - et les wayfarer forcément noires - avant que les « jeunes pop » ne les portent sur le bout du nez qu’ils ont long. C’est cette image et non celle d’un homme à la moustache fine et sévère reprenant pépère et d’une voix inaudible, car trop (é)raillée, des chants de Noël que nous sommes venus voir. Celle-ci n’existe pas. Pas pour nous, pas ici et c’est tant mieux. 

Les gens de la Cité l’ont bien compris. A défaut d’en avoir eu l’initiative, ils ont eu une bonne intuition en achetant l’exposition conçue par le Grammy Museum de Los Angeles. Alors, avoir 20 ans et s’appeler Bob Dylan au milieu des années 60, qu’est ce que cela fait, quel film cela aurait-il fait ? La réponse formulée par l’exposition nous livre trois témoignages essentiels. 

Oublions la salle 1 consacrée aux influences musicales du jeune Robert Zimmerman et laissons donc la guitare de Presley aux adorateurs de reliques. Oublions aussi la salle 2 et la période protest-song dont le bois dont sont faites les guitares sent le sapin. Filez droit devant vous. Faites un long stop dans la galerie où sont exposés les photos de Daniel Kramer, instants de grâce capturés en 65. Dylan en coulisses, Dylan au café, Dylan dans la rue. Dylan, toujours Dylan dans un même noir et blanc plein de grains. Puis, arrivés tout au bout du couloir, tournez à droite en salle 3 et enfoncez-vous dans le noir. Restez debout et faites lui face. Vous êtes en 65 et Dylan est sur scène. Ecoutez voir « Like a rolling stone ». Prenez votre respiration, descendez en sous-sol et passez, passez vite, la session cocardière où Bob fait connaissance avec la France. Dites-vous bien que la rencontre avec Hugues Aufray et Johnny Hallyday n’a pas réellement eu lieu en 65. Il faut dépasser le cauchemar et aller plus loin, là où il fait noir et où est projeté la pellicule de D.A Pennebaker. A nouveau, une silhouette électrique se découpant dans le noir cette même année1965. Un été où l’héritier d’Hank Williams et de Woody Guthrie délaisse l’héritage folk pour le rock. Une année maudite pour l’artiste où passée la déflagration de sa prestation au Newport Folk festival, il se fera hué et insulté sur toutes les scènes du monde où il branchera sa guitare. C’est le film de cette année-là qui fascine. C’est le film de cette année 65 qu’il faut voir et revoir pour comprendre toute l’importance de Dylan. Un Dylan qui fait l’histoire en jouant au musicien et en faisant l’acteur. Un Dylan de cinéma. 

Exposition du 6 mars au 15 juillet 2012 à la Cité de la Musique
www.citedelamusique.fr

6 mars 2012

Tim & Me

« Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants (mais peu s’en souviennent)». Lui si. Ou plutôt croit s’en souvenir. Pour faire simple, Tim Burton, c’est un peu le Petit Prince de Saint-Exupéry - dont chacun aura reconnu l’exergue qui sert d’accroche à ce billet - en brun, très brun, aussi brun que le petit Prince est blond. Deux petits bonhommes tous les deux très hirsutes aux univers tout aussi décalés. Deux petits princes, l’un du jour et l’autre de la nuit, qui entretiennent avec le monde des adultes, des rapports compliqués dominés par l’incompréhension et le quiproquo. Et puis un jour « paf ! », ils rencontrent un ami et « bam ! », leur vie en est changé. Pour l’original - le Petit Prince -  se fut un aviateur dont le moteur cassa en plein désert. Pour sa copie nocturne, se ne fut pas un mais des millions d’amis qui s’éprirent de son homme chauve-souris. Et je vous parle d’un monde avant l’avènement des réseaux sociaux, c’est vous dire... Un ami nombreux donc, mais un peu mou répondant au nom de « grand public ». Un comble pour un type réputé asocial à l’imagerie gothique et peu amène. Moi, je n’ai pas succombé. Non pas que je me refuse à être mou. Non. J’étais jeune ? Non plus. J’étais adolescent et donc parfaitement enclin à la mollesse. Batman, et plus encore le cinéma, me passait tout bonnement au-dessus de la tête. Je n’avais pas la tête à cela même si je chérissais la même année 89 les mélopées sinistres d’un type à la chevelure aussi hirsute, grasse et laquée que celle de Tim. J’écoutais The Cure. J’étais gothique l’année de naissance cinématographique de Tim et je n’ai pourtant rien vu venir.


Passons. C’est aujourd’hui sa fête, et qu’on se le dise, cette année sera la sienne. Deux films à l’affiche, l’un avec son inoxydable alter ego – Johnny Deep – l’autre en stop-motion, noir&blanc et avec Disney.  Consécration ultime, une rétrospective à la cinémathèque française doublée d’une exposition « événement ». Je le savais. Je veux dire, je savais que la cinémathèque lui ouvrait grandes ses portes au mois de mars. Mais ce que je ne savais pas, c’est que cette exposition initierait une question restée à ce jour sans réponse : « Ai-je vraiment envie de déambuler une fois encore dans les méandres sans fin du bâtiment de Franck Gehry et de hausser les épaules devant ses enfants aux faces hâves et aux grands yeux tristes ? ». C’était dimanche, il faisait gris, j’ai ouvert mon Télérama Sortir à la page idoine, il n’y avait rien. J’avais quelques jours d’avance. L’affaire était réglée, j’attendrais pour me décider. Ne sachant que faire, j’ai interrogé mon rapport au petit Prince de la Nuit pour savoir ou non si je l’aimais. Patiemment, j’ai décidé de procéder à mon propre accrochage. J’ai donc déambulé dans la galerie virtuelle de mes souvenirs Burtoniens et ai procédé seul à mon vernissage.

Le premier, j’ai honte : Mars Attacks. Nous sommes en 1996, je connais à peine le nom de Burton et là, assis devant moi mais me tournant le dos, un type en perfecto dit toute son excitation et son admiration à mon patron pour l’inventeur de ses extraterrestres écorchés. Je ne dis rien, j’écoute. Heureusement, on ne me demande pas mon avis, je suis stagiaire. Je verrais le film cinq ans plus tard et n’en conserverai aucun souvenir. Trois ans ont passé et je vais mieux. Je file voir Sleepy Hollow, m’éprend de ce conte morbide où fantastique et pragmatisme luttent sans merci pour obtenir les faveurs du spectateur. J’aime tellement que je propose à mes parents de m’y accompagner une seconde fois. Je vais mieux, vraiment. Puis arrive la planète des singes et je décroche une première fois. Passent alors Big Fish et Charlie sans même que je ne me retourne. Et arrive Sweeney Todd le diabolique barbier de Fleet Street où je crois lire dans le titre un écho à la qualité de la narration du cavalier sans tête. Faux. J’exècre tout : la musique, le maquillage, la laideur des décors, la pantomime et le cabotinage de Deep. Et puis, « bam ! » : une palme sur l’écran noir. Nous sommes un dimanche de mai 2010. La cérémonie touche à sa fin, une femme pose une question à un petit bonhomme terré au fond de sa chaise : « Mister President : who won the palme d’or ? » Un peu absent, pas très à son aise, le visage barré de ses montures noires, le président répond : « Apichatong Weerasethakul for Uncle Boonmee Who can recall his past lives ». C’est un beau titre, mystérieux, plein de promesses tenues. Il y a un grand singe aux yeux rouges qui hante la forêt et le film. J’ai accroché cette image au-dessus de mon bureau. Ca me permet de tenir. Pour cela et un peu pour le reste, j’irai rendre visite à Tim à la cinémathèque.